Quand tout va bien, tout est simple !
Juridiquement, la loi sur les sociétés commerciales fixe le montant maximum du bénéfice distribuable à la somme des résultats de l’année passée et des réserves disponibles existant à la fin de l’année passée dans les capitaux propres de l’entreprise (voir Mémento Comptable n° 53965). Dans ce cadre, les dividendes distribués ne peuvent pas être considérés comme des dividendes fictifs (Mémento Comptable n° 82430).
Financièrement, comme le droit précité les y incite, les organes de direction des entreprises proposent aux associés de leur distribuer un montant de dividendes en lien avec la performance de l’année passée traduite dans les résultats des comptes. Lors de l’assemblée générale (AG) qui doit se tenir dans les 6 mois qui suivent la clôture de l’exercice, les associés, après avoir approuvé les comptes de l’année passée, approuvent ce montant de distribution.
Ainsi, il y a donc bien, en général, une corrélation très étroite entre les résultats de l’année passéeet la décision de distribution de dividendes l’année suivante. Cette même corrélation existe en fin d’année passée lors de la décision de verser à leurs salariés des primes de fin d’année pour améliorer leur motivation et fidélisation.
Cette corrélation permet une répartition de la richesse de l’entreprise entre les salariés, les associés et, bien sûr, les futurs investissements à effectuer.
Autrement dit, quand tout va bien, on ne se rend pas forcément compte que l’AG est un événement de l’année suivante tellement elle est rattachée à l’activité de l’année écoulée et donc que la distribution est en pratique souvent « automatique ».
Pour certains, le Covid-19 ne change pas la donne pour la distribution de dividendes 2020 !
En ce sens, on notera que la comptabilité a considéré que les bons résultats 2019 devaient rester bons, c’est-à-dire ne pas tenir compte des impacts futurs négatifs du Covid-19.
En effet, bien que le nom attribué au virus par l’OMS indique « 19 », les comptables du monde entier ont néanmoins considéré que le Covid-19 constituait un événement post clôture 2019, donc un événement 2020, en se fondant sur les décisions de cette même OMS du mois de janvier qui démontrent une absence de lien entre l’année 2019 et l’apparition du Covid-19… ce qui a eu pour conséquence que les bilans et les comptes de résultat 2019 ont été arrêtés sans prendre en compte les éventuels impacts négatifs du Covid-19, par exemple sur l’évaluation des immobilisations incorporelles et corporelles ou les passifs (voir FRC 4/20 inf 1).
Dès lors, en droit des sociétés, comme indiqué ci-dessus, distribuer en 2020 des dividendes en fonction des bons résultats comptables 2019 ne peut aboutir, sauf pertes antérieures, à une distribution de dividendes fictifs.
Enfin, en termes de partage de richesses de l’entreprise, les salariés ont bien déjà touché en décembre 2019 ou en janvier 2020 des primes de fin d’année correspondant aux bons résultats de l’année 2019. Quoi de plus équitable alors que de distribuer aux associés en 2020 de bons dividendes fondés sur ces bons résultats 2019 … et ce d’autant plus qu’ils voient depuis un mois leurs actions chuter très lourdement comme jamais !
Autrement dit, on pourrait défendre que, malgré la « guerre » survenue début 2020, le caractère « automatique » précité des distributions de dividendes se poursuive en 2020 comme si tout allait bien !
Au contraire, le Covid-19 prouve que l’AG 2020, postérieure à celui-ci, est un vrai événement 2020
Mais pour n’importe quelle personne sensée, il est impossible d’être « en guerre » et de faire comme si le Covid-19 n’existe pas face à la multitude d’impacts négatifs sur l’activité des entreprises, les emplois, les baisses de rémunérations envisagées, les mesures gouvernementales, ou bien encore face à la diversité des incertitudes en termes de reprise liées à la méconnaissance de la fin de vie du Covid-19, aux bouleversements possibles des activités et des économies, aux différentes évolutions dans les régions du monde (la moitié de l’Humanité est, rappelons-le, confinée) ou à la diversité des scénarios.
Autrement dit, s’il résulte de la comptabilité que la « guerre » est un événement 2020 sans lien avec 2019, toute décision à prendre par les dirigeants et les AG après son déclenchement constitue nécessairement un événement 2020 qui devrait en tenir compte. Et la distribution de dividendes 2020, qui est dans ce cas, ne peut donc y échapper !
D’ailleurs, en pratique, tout démontre que la distribution de dividendes 2020 est un événement 2020 post Covid-19 :
– Existe-t-il une dette de l’entreprise vis-à-vis de ses associés au 31 décembre 2019, lui imposant de leur faire profiter des bons résultats 2019 ? Non ! La distribution de dividendes de 2020 n’aura aucune incidence sur les comptes 2019 car il n’existe aucun droit de créance des associés sur l’entreprise à cette date. Donc, l’entreprise est totalement libre de réduire ou supprimer les dividendes en 2020 si elle le souhaite, malgré les bons résultats 2019.
– L’information obligatoire très détaillée à fournirdans l’annexe des comptes et le rapport de gestion 2019 sur les différents impacts possibles du Covid-19 (voir FRC 4/20 inf 1) serait-elle inutile ? Non ! Au contraire, son seul but est d’alerter tout lecteur des comptes 2019 sur le fait que, même si les bons résultats 2019 reflétés par le bilan et le compte de résultat 2019 sont justes, ils peuvent amener à prendre des décisions erronées en 2020 comme celle portant sur la distribution de dividendes à prendre lors de l’AG 2020.
– L’AMF a déjà rappelé à deux reprises au mois de mars que les sociétés cotées sont soumises à l’obligation de fournir une information permanente, et donc, au-delà même du rapport de gestion souvent daté de mi-février, qu’elles sont dans l’obligation de compléter les précisions portant sur les impacts ou incertitudes liés au Covid-19. Ce qui entraîne et entraînera de nombreux communiqués de presse visant non seulement à fournir ces informations, mais à modifier des résolutions également déjà prises concernant les distributions de dividendes 2020 (annulations, report de la décision, etc.).
– De nombreuses aides gouvernementales ont été prises en faveur des entreprises depuis l’arrivée du Covid-19, notamment pour le chômage partiel, les décalages de paiement de charges et d’impôts, les prêts ou facilités de prêts.
– Le communiqué du Ministre des Finances du 2 avril 2020 demande un « Engagement de responsabilité pour les grandes entreprises bénéficiant de mesures de soutien en trésorerie » visant à ne pas verser des dividendes en 2020 et à ne pas procéder à des rachats d’actions au cours de l’année 2020.
– Les ordonnances du 25 mars 2020 permettent spécifiquement et de manière inédite à toute société commerciale de décaler la tenue des AG 2020 jusqu’au 30 septembre au lieu du 30 juin 2020 pour approuver les comptes 2019, entraînant alors, de fait, un décalage de la décision de distribuer et du versement d’éventuels dividendes.
Conclusion : le principe de précaution devrait s’appliquer à tous les dividendes 2020
Si, comme démontré ci-dessus l’AG est un véritable événement 2020, c’est-à-dire une « situation de guerre » à la suite du Covid-19 sans lien direct avec les bons résultats 2019, comment ne pas conclure, quand bien même les distributions de dividendes sont juridiquement possibles, que le principe de précaution devrait s’appliquer à toutes les distributions de dividendes 2020 ?
Ceci dit, reste à savoir comment ce principe de précaution doit s’appliquer et s’il doit s’appliquer de la même manière à toutes les sociétés. La réponse est évidemment négative car les entreprises ne se trouvent pas toutes dans les mêmes situations, sans parler qu’il existe des distributions externes et des distributions intragroupe.
Mais, même si ces situations sont multiples, les grands concepts suivants en matière de précaution devraient d’une manière ou d’une autre les couvrir :
a. La distribution n’étant pas une obligation, si l’entreprise a trop de doutes face aux incertitudes, elle ne devrait pas distribuer.
b. La distribution ne peut remettre en cause la continuité de l’exploitation … qui doit d’ailleurs s’apprécier jusqu’à la date de l’AG.
c. La distribution ne doit pas aggraver la situation de trésorerie.
d. La distribution ne doit pas être suivie de licenciements, même ceux que l’entreprise ne connaît pas aujourd’hui (ce qui peut revenir aux incertitudes précitées au point a.).
e. La distribution ne doit pas mettre en péril les initiatives de relance et les investissements de demain post Covid-19 (ce qui peut également revenir aux incertitudes précitées au point a.).
f. La distribution devrait s’inscrire dans le prolongement de la stratégie déjà retenue actuellement par l’entreprise pour aider à la lutte contre le Covid-19, qu’elle soit financière ou extra financière.
g. L’entreprise se doit d’être exemplaire, son risque le plus fort étant celui de la réputation car elle impacte l’affection des clients pour la marque de l’entreprise, la confiance des investisseurs (actionnaires et financeurs) et l’engagement des salariés.
Dans ce cadre, les grandes entreprises ayant bénéficié du soutien de l’Etat en matière de trésorerie se doivent de respecter leurs engagements
h. Quelle que soit sa décision, maintien-réduction-suppression des dividendes 2020, l’important pour l’entreprise sera de la justifier, c’est-à-dire de montrer qu’elle aura été prudente, responsable et solidaire.
© Editions Francis Lefebvre – 2020